






Et je n'y résiste pas bien longtemps : mon histoire commence de l'autre côté. Mon histoire sur les traces du film commence par un préambule sous forme de transgression. Le mot est fort mais ça n'a pas été anodin de traverser l'Elbe en empruntant le pont de Domitz et ainsi de passer "à l'Est", territoire appelé aujourd'hui former east (Est ancien).
Formellement on pourrait dire qu'en tant que road movie le décor principal est la route en elle-même, jalonnée par les cinémas de campagne, ou encore le camion de Bruno. Mais en réalité LE décor principal du film n'est autre que cette frontière intérieure et clivante dont l'histoire se déroule en la collant, butant contre une mémoire enterrée là, contre un vide : un no man's land.
C'est à mes yeux le décor principal du film et pourtant il est systématiquement hors champ, voire au second plan, toujours au loin par la force des choses, parce qu'on ne peut pas franchir cette frontière, parce qu'elle impose une rupture.
"Les personnages d’Im Lauf der Zeit (Au fil du temps) errent en quête d’eux-mêmes, sur le territoire qui les a vus naître, afin d’échapper à ce sentiment d’étrangeté qui les empêche d’exister pleinement. (...) Il semblerait qu'une rupture survenue dans la transmission d'une mémoire familiale et collective soit à l'origine du mal-être existentiel des personnages." (Jenny Brasebin, Renouer les fils de la mémoire, 2007 Hors Champ)
Ce sentiment d'étrangeté sur un territoire en déshérence est exprimé ainsi par Wenders pour qui l'Allemagne, à cette époque, "est quelque chose qui n'existe pas ou qui n'existe pas encore." (Wim Wenders, La Vérité des images, 1992 l'Arche)
DOMITZ, de l'autre côté du film. Longer les murs et les traces de mémoire.
Intérieurs murés et à l'extérieur le silence me frappe. D'emblée le sentiment qu'une fois abattu le "mur" aurait irrémédiablement conservé ses racines, continuant à couper, de l'intérieur, repoussant en de multiples ramifications.
Allemagne réunifiée, plaie refermée, cicatrisée, mais cicatrice toujours.

Aussichtsturm, tour d'observation conservée sur la rive est de l'Elbe à hauteur de Lenzen, non loin de Domitz. De là-haut j'ai vu la frontière fantôme. De là-haut j'ai vu ce qu'on appelait "l'ouest", de l'autre côté de l'Elbe.
Au pied de la tour mémorielle, je prends un des nombreux bacs qui permettent aujourd'hui de traverser l'Elbe. A cet instant j'ai le sentiment d'être enfin "débarqué" sur les rives du film, qu'à partir de là j'entame le premier chapitre.
Je suis un paragraphe. Cliquez ici pour ajouter votre propre texte et modifiez-moi. Je suis l'endroit parfait pour raconter une histoire, et pour vous présenter à vos utilisateurs.

Schnackenburg, petit village au bord de l'Elbe. Je me suis toujours demandé si la Volkswagen de Robert était restée au fond de l'eau...
Avant de se jeter dans l'Elbe, Robert s'arrête dans une petite station-service à l'intersection de deux routes. Scène surréaliste de la "Benzinstation" peuplée d'enfants, les adultes semblant avoir déserté les lieux. Scène sans dialogue mais où Robert et une petite fille juchée sur son ballon sauteur communiquent par signes.
Pas d'essence, pas d'adultes, pas de mémoire...
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C'est à la fois le tout premier décor que je retrouve et... le plus évident à trouver ! Pour cela encore fallait-il faire un arrêt sur image au moment où Robert passe devant un panneau indicateur. Logique implacable : en quarante ans tout change sauf les distances, c'est mathématique. Situé à une intersection, le panneau indique Lüchow à 14 km et Gorleben à 4 km... il me suffisait d'étudier la carte.
Tout heureux de découvrir ce premier lieu de tournage, je constate que la station-service n'existe plus mais qu'à la place se trouve une maison. Je me dirige vers le jardin où une femme s'apprête vraisemblablement à accueillir des convives. Fin de semaine, fin d'une journée caniculaire. Je m'approche du portail et lui demande si c'était bien une station-service en 1975. Elle me répond aussitôt par une autre question : "Wim Wenders ? Im Lauf der Zeit ?".
Etonné par sa vivacité d'esprit, je ne suis pour autant pas totalement surpris... elle aura simplement eu connaissance de cette petite anecdote sur l'histoire de sa maison. Mais en réalité je vais être très vite totalement surpris : "I am the little girl", me dit-elle avec un grand sourire.
Ainsi Ilka n'est autre que la petite fille qui jouait dans la scène avec Hanns Zischler, et voilà que quarante ans plus tard je la retrouve exactement au même endroit ! D'ailleurs Ilka est aussi surprise que moi... c'est la première fois qu'un type débarque ainsi dans son jardin, tel un pèlerin.
Alors que nous tentons de communiquer autour du souvenir du film, ses invités arrivent progressivement, dont sa fille qui en me voyant pester contre la lumière sans contraste de cette fin d'après-midi sort de son chapeau un réflecteur... Quant à Ilka, il me semble que ma visite inopinée et l'intérêt porté à sa courte (mais mémorable) carrière d'actrice, la remplissent de joie. Je suis moi-même touché par cette joie, cette fierté qu'Ilka tente semble-t-il de garder à l'intérieur, comme si elle risquait à tout instant d'oublier qu'elle est une femme et une mère qui doit tenir sa maison et accueillir ses invités.
L'idée nous vient comme ça, sans doute parce que nous avons un peu de mal à communiquer avec mon allemand inexistant et son anglais approximatif...
Ilka m'invite dans le salon de sa maison pour que nous puissions visionner ensemble la scène.
Je remarque que le DVD est déjà inséré dans le lecteur... pourtant j'étais loin, bien loin d'être attendu.
La Volkswagen arrive en trombe au niveau de l'intersection et s'arrête dans la petite Benzinstation...
Moment magique.
Robert et Ilka, ils se regardent...
Ilka et Ilka, elle se regarde...
Mais Ilka n'a pas fini de me surprendre : elle pointe à l'arrière-plan un petit garçon parmi les figurants... est-ce qu'elle le connaît ? Bien sûr, c'est Andreas, son mari : histoire vraie !
Passé l'effet de surprise, je réalise qu'il ne s'agit pas de coïncidences hasardeuses mais de contingences liées au déroulement de ce tournage-voyage. La seule chance que j'ai eue, c'est qu'Ilka ait été présente le jour de mon passage. Et j'imagine aisément ce jour de l'été 1975 où Wim Wenders et son équipe débarquent dans la petite station-service pour y tourner une scène. On recrute pour l'occasion quelques enfants du voisinage pour y participer en tant que figurants, et Wenders aura désigné la fille des propriétaires pour jouer la scène avec Hanns Zischler...
Quoi d'extraordinaire à ce que des années plus tard les parents d'Ilka aient fermé la station-service et bâti sur leur terrain une maison et son jardin. Ilka se sera mariée avec un ami d'enfance qui lui aussi avait figuré dans le film, voilà tout...
C'est simple. C'est évident. C'est réel, tout comme les petits-enfants d'Ilka et Andreas qui aujourd'hui prennent possession du jardin et se mettent à jouer à cache-cache...
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Je viens de Hambourg, je pars de Hambourg. En quittant ses faubourgs et ses docks majestueux, je m'attelle d'emblée à longer l'Elbe. Remonter l'Elbe et le temps, agiter les mémoires du film et de cette terre, au fil de contretemps, de détours et de rencontres. Dès les premiers kilomètres à buter contre les digues, arpentant les petites routes dans tous les sens, d'ores et déjà en quête des "décors".
"Mes histoires commencent toujours par des lieux, des villes, des paysages ou des routes. Pour moi, une carte géographique est tout de suite un scénario." (Wim Wenders, La logique des images, 1988 L'Arche)
Que seront devenus les décors d'un film quarante ans après son tournage ? Certes, je suis animé par cette curiosité et c'est elle qui me donnera les directions à suivre, des points sur la carte... mais cela ne suffirait pas à expliquer ce qui, de l'ordre du secret et de la fascination, m'a convoqué sur les traces du film :
"Je crois fermement à la force des paysages pour créer des histoires. Il y a des paysages (...) qui appellent littéralement des histoires. Ils invoquent "LEURS HISTOIRES", oui, ils les CREENT." (Une fois, images et histoires)
Au-delà de l'anecdote (c'est là que Wenders a tourné une scène), c'est cette invocation des lieux, de l'espace et du temps qui m'attire, la frontière invisible entre réalité et décor, les décors en tant qu'écrins d'autant d'histoires imbriquées... l'histoire portée par le film, l'histoire de son tournage, l'histoire de la terre et du pays où elle se déroule et à présent, au présent, ma petite histoire : l'histoire de mon voyage.
En face de Domitz, probablement l'endroit où Robert propulse sa Volkswagen droit dans l'Elbe devant le regard ahuri de Bruno. Décor essentiel, c'est le point de rencontre "accidentel" entre les deux hommes. A partir de là ils vont prendre la route ensemble. C'est le moteur du film : "Kings of the road", faire la route ensemble.
"Les personnages de Wenders ne supportent ni la solitude ni la vie avec d'autres."
(Peter Buchka, Wim Wenders, 1986 Rivages/Cinéma)
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En arpentant les rives du fleuve à hauteur de Hitzacker, entre les pavés d'une route à suivre et le sable évoquant l'errance, la lumière crépusculaire révèle le relief des traces, des empreintes, à l'image d'un passage, d'un passé à explorer. Je suis alors littéralement penché sur ce passé, y décelant tout à la fois les empreintes des roues de la Volkswagen que Robert va précipiter dans l'Elbe, celles du camion de Bruno qui les portera Au fil du temps et enfin celles de mes propres traces sur les pas de leur histoire.
Lorsque la lumière rasante inscrit mon ombre dans le paysage, je repense au conseil donné aux parents amenés à devoir retrouver un enfant égaré sur une plage... marcher dos au soleil, un enfant perdu marche toujours dos au soleil... sans doute parce que mon rapport à la photographie est similaire à celui d'un "enfant perdu" face à l'étrangeté du monde.

Kirchstrasse, la rue de l'église : premier cinéma dans lequel Bruno intervient sur l'entretien des projecteurs. Je retrouve aisément la rue, mais pas le cinéma... alors je suis les traces de Robert jusqu'à Wallstrasse.
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Rive ouest, conquête de l'ouest ? En l'occurrence c'est plutôt l'Ouest qui aura conquis l'Allemagne d'après-guerre, "ce qui fait dire, très justement, à Robert que « les américains ont colonisé notre subconscient ». En effet, il semblerait que les références à la culture américaine se soient en quelque sorte substituées aux éléments de la culture allemande dans la mémoire de celle qu’on appelle la « génération des fils » (...) Les personnages qui peuplent l’univers de Wenders, refusant ce trop lourd héritage pour le remplacer par les symboles d’une Amérique opulente, finissent ainsi par perdre leur véritable identité au profit d’un mythe, avec tout ce qu’il comporte d’artificiel." (Jenny Brasebin)
Aujourd'hui encore le petit musée de la frontière de Schnackenburg (Grenzlandmuseum) s'affiche en pin-up. Non loin de là, en tombant sur ces auto-tamponneuses je me projette dans une scène de fête foraine située au coeur du film et dans laquelle Bruno flirte avec une caissière de cinéma. Ici, le décor est planté mais semble inanimé. Le lieu est désert.
Robert reprend la route, je reprends la route.
Il fonce au volant de sa Volkswagen, les yeux fermés.
Je le suis, de loin, les yeux grands ouverts.
En quittant les rives de l'Elbe le camion de Bruno longe le Brückenschlag, un pont détruit le 20 avril 1945, cinq jours avant le "Elbe Day" (Le jour de l'Elbe) marquant la jonction entre les troupes américaines et soviétiques.
A l'image de l'Elbe, frontière naturelle qui coupe littéralement la route de Robert, c'est un autre symbole fort d'une route coupée, d'une fracture.
Sur la route, entre Lüchow et Wittingen.


Il s'agit d'une scène tournée aux abords d'une petite station-service Texaco et comme souvent lorsqu'ils s'arrêtent quelque part, Bruno et Robert ont chacun une action qui leur est particulière, comme s'ils retournaient irrémédiablement à leur propre solitude.
De son côté, Bruno pénètre dans la bicoque faisant office de station pour remplir un bidon d'eau, sous le regard quasi dément d'un type figé là comme de la pierre. Quant à Robert, il traverse la rue pour se servir d'un téléphone qu'il saisit par la fenêtre d'un bâtiment, semble-t-il la façade d'une grande ferme.
Seul indice qui me permette de penser que la scène se déroule aux alentours de la ville, mais pas des moindres : en faisant un arrêt sur image sur le plan où la caméra suit le déplacement de Robert, on peut déchiffrer "Wittingen" sur un panneau au second plan.



L'assurance naturelle de Karl Reuter aurait suffi de me convaincre, mais se prenant au jeu le garagiste sort de ses archives une photo aérienne du terrain datant de l'époque où il y implanta son garage. Plus aucun doute, la coopérative était bien située là, aisément reconnaissable à présent.
Le pasteur Blomberg m'accompagne alors jusqu'à Stocken, le hameau situé à 5 km au nord de Wittingen où se situait la station-service. Un autre ami à lui nous guide jusqu'à l'emplacement exact. Vérification faite à l'aide des photos du film enregistrées sur mon portable : il s'agit bien de la portion de route sur laquelle Bruno et Robert s'arrêtent.
Des pots de fleurs ont remplacé les pompes à essence et comme chez Ilka une maison et son jardin ont poussé à l'endroit de la station-service.
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Zones industrielles, lacs artificiels liés à la construction du Seitenkanal (canal reliant l'Elbe au canal Mitteland à Gifhorn), inspection minutieuse de la région via Google Earth en écumant le moindre indice : je concentre tous mes efforts sur un décor très particulier du film.
Il s'agit d'une scène où Bruno fait un arrêt au bord d'une route "pour pisser", dit-il à Robert. Comme souvent Bruno reste d'un côté de la route (de son côté) et Robert traverse : chacun dans son action. Alors que Robert découvre un immense site d'extraction de minerais en contrebas de la route (paysage dans lequel il saute et disparaît littéralement), Bruno chemine entre des dunes. Il s'agit sans doute d'une portion de terrain dédiée au stockage du sable lié à l'activité d'extraction, mais la perspective du plan donne immédiatement la sensation que l'on se trouve soudain au beau milieu du désert.
Bruno défait sa salopette, s'accroupit et défèque. Stupéfiante, la scène paraît pourtant tout aussi naturelle que l'acte qu'elle décrit. Surprenante mais en aucun cas choquante, ou plutôt...
Après avoir visité plusieurs sites industriels je finis par retrouver le décor exact, pratiquement inchangé avec toujours d'un côté de la route les dunes de sable et de l'autre la zone d'extraction du quartz...



De l'extérieur la gare de Wolfsburg paraît inchangée, aussi immuable que les immenses cheminées de l'usine Volkswagen qui la surplombent. Mais à l'intérieur le regard vide d'un chimpanzé ailé trône sur une gare moderne et aseptisée. J'ai beau en explorer le moindre recoin, impossible de retrouver les traces des décors des toilettes et du petit café où Robert égrène comme une litanie les destinations possibles au départ de Wolfsburg...







En prenant la route de Helmstedt, je ne sais absolument pas ce qu'est devenu le Roxy, un de ces Lichtspiele dont Wenders annonçait la disparition.
La veille au soir une violente tempête a provoqué des chutes d'arbres et certaines routes ont été coupées. De déviation en déviation, je m'efforce de coller à la frontière.
C'est la première fois que je pénètre dans un décor de cinéma, un cinéma décor de cinéma, et j'attendrai sagement que la caissière ait terminé de faire rentrer le public pour lui exposer les motifs de ma venue.
Angelika m'accueille et me raconte un peu l'historique du cinéma depuis le tournage, la grave maladie de la propriétaire de l'époque, la reprise du Roxy il y a une dizaine d'années par quatre passionnés : Angelika, son frère Harald (qui y travaillait déjà depuis de nombreuses années) ainsi que Martina et Mathias, un couple d'amis.
Angelika m'ouvre les portes. Nous traversons discrètement la salle en pleine séance et je découvre l'escalier étroit qui mène à la cabine de projection. Je reconnais immédiatement les lieux : la cabine de projection, le projecteur "de Bruno", toujours là malgré le projecteur numérique, et puis la petite pièce attenante. Angelika est gênée par le désordre qui y règne mais je la rassure : je suis aussi comblé que la pièce : ça transpire le film argentique, les bobines, le papier peint des années 70, et même les outils de Bruno...
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Ben travaille sur un site industriel mais il vient donner un coup de main au Roxy dès qu'il le peut, par pur plaisir. Harald lui a demandé de me montrer quelque chose. Il débarrasse une table des objets qui l'encombrent et je découvre alors qu'il s'agit de la table d'échec ayant figuré dans le film. Accessoire de jeu, table de jeu.
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Deux des trois fenêtres donnant sur la façade ont été condamnées. On y voyait Bruno. Bruno qui regardait Robert. Robert qui sortait du cinéma par une petite porte latérale. Elle a été murée. Mais elle est bien là, murée dans le silence de la mémoire.
J'ai attendu la fin de la séance. Quitter Helmstedt sur cette image, l'image d'un cinéma vivant, sans me douter que ce serait le seul...
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Au rez-de-chaussée, Markus commence par ouvrir la porte d'un petit débarras situé dans le vestibule du restaurant. C'était l'emplacement exact de la caisse du cinéma et voici que derrière les étagères remplies de bougeoirs et de fleurs en plastique, apparaissent les premières traces du cinéma fantôme : des lambeaux d'affiches de films révélant une drôle de cohabitation dans cet ultime refuge.
Markus m'explique comment a été réhabilité le bâtiment. La salle de cinéma a été coupée en deux dans le sens de la hauteur avec au rez-de-chaussée, outre l'aménagement de la salle de restaurant, la création d'une salle dédiée au "Ninepin Bowling Classic", variante du jeu de quilles très populaire en Allemagne.
Je progresse lentement dans le couloir menant à une dernière pièce apparaissant tel un sanctuaire, gardée par un guerrier indien fier et vaillant sur sa monture, lorsqu'en en franchissant le seuil...
J'appelle Markus, il me faut partager ma stupeur avec lui : "Markus, viens voir, c'est incroyable ! Regarde, regarde ce sticker sur le mur !"
Ne comprenant pas ce qui a pu provoquer un tel étonnement de ma part, je lui explique que "Kings of the Road" est le titre anglais de "Im Lauf der Zeit" : ainsi je me trouve dans le décor d'un film, les vestiges d'un cinéma décor de cinéma et je tombe sur le titre du film, nom d'un camion collé au papier-peint inchangé depuis les années 70...
Nom d'un camion, je suis scotché !... Et je me retourne vers l'indien en réalisant qu'il est réellement le gardien d'un sanctuaire sacré.
Si Wenders a choisi ce titre anglais en référence à la chanson de Roger Miller qui fait partie de la B.O du film (King of the Road, 1964), je me laisse aller à l'idée qu'en tournant dans ces lieux, il sera peut-être rentré lui aussi dans cette pièce et aura alors remarqué l'autocollant à l'effigie d'un camion nommé "King of the Road", ou bien l'aurait-il collé au mur lui-même ! Voilà dans quel état me plongent de simples coïncidences m'apparaissant alors comme autant de signes... mais des signes de quoi si ce n'est que je suis dans mon sujet ?
Et mon sujet c'est de retrouver les décors du film, alors je reprends mes esprits et questionne Markus au sujet du découpage de la salle : qu'en est-il du niveau supérieur correspondant à la salle elle-même, au-dessus du restaurant et du bowling ? Pris au jeu, Markus m'emmène alors à l'autre extrémité du bâtiment pour ouvrir une porte dont il croit savoir qu'elle pourrait mener à un espace effectivement non aménagé, au-dessus de la chape de béton ayant scindé la salle de cinéma en deux.
Dès mon arrivée à Schöningen j'ai eu l'intuition que c'est ici qu'avait été tournée une scène centrale du film : la salle est pleine d'enfants accompagnés par un instituteur à l'occasion d'une sortie scolaire. A la projection de quel film sont-ils censés assister, on ne le saura jamais car Bruno s'attelle à réparer les haut-parleurs dans un espace situé derrière l'écran. Alors que le jeune public s'impatiente, Robert allume une lampe et soudain leurs silhouettes sont projetées en ombres chinoises sur l'écran.
Robert et Bruno se mettent alors à improviser un sketch muet, éminemment chaplinesque, devant des enfants riant aux éclats. Seul l'instituteur semble agacé. La scène est magnifique car elle revêt à la fois une forme d'hommage au cinéma des origines, une enfance au cinéma, le théâtre d'ombres, jeu de lumière, Licht Spiele... mais également parce qu'elle fait naître une complicité entre Robert et Bruno à travers le jeu, le mime et l'humour. Espace sacré de l'écran malgré un cinéma moribond, une projection sans film, un moment unique dans une joie toute... enfantine.
Après avoir essayé toutes les clefs de son trousseau en vain, Markus finit par appeler sa mère. S'ouvre alors une porte...



Markus découvre l'endroit pour la première fois et semble aussi stupéfait que moi. Nous y retrouvons ce qui reste de la salle, une moitié...
Moitié de fenêtres condamnées, sous les lucarnes, moitié d'estrade et enfin moitié de l'alcôve ayant accueilli un temps l'espace consacré d'un écran.
Et cette alcôve c'est bel et bien derrière l'écran : là où Robert et Bruno ont joué leur scénette improvisée.
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Je vais laisser Markus finir de préparer son voyage. Il m'a permis de passer à travers les murs et derrière l'écran, d'être ému par une échelle, un placard et un autocollant.
Mais avant de nous séparer, il tient à me montrer une route. Une route que je ne n'aurais pas pu prendre et qui pourtant reliait encore Helmstedt à Schöningen en 1975. Wenders et son équipe l'auront sans doute empruntée à l'époque, avant qu'elle ne soit définitivement coupée : trois villages ont disparu pour laisser place à une immense mine de charbon.

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Je m'arrête un moment à un passage à niveau lorsque me revient à l'esprit la scène de nuit où Robert dépose une pièce de monnaie sur un rail. A la suite du passage hurlant d'un train, il reprend la pièce qui lui brûle la main. Je pose à mon tour une pièce sur un rail et j'attends. 50 cents, la moitié d'un euro là où l'Europe était coupée en deux. Un long moment passe, puis enfin un train... mais sur l'autre voie.
Je repars en laissant là ma pièce.
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"Pourquoi y-a-t-il si souvent des trains dans vos films ?
Dans les films d'Ozu aussi il y a des trains, dans presque tous. Un jour, on lui a demandé pourquoi, et il a répondu que c'était parce qu'il les aimait beaucoup. Le train, avec tous ses rouages, est indissociable du cinéma. C'est une machine très proche de la caméra. Toutes deux datent du XIXème siècle, de l'âge du machinisme. Les trains sont des "caméras à vapeur sur rail."
Aussi intéressante soit-elle quand on connaît son attachement à l'oeuvre d'Ozu, Wenders a livré là une réponse de cinéphile. Or quelques pages plus loin dans sa Logique des images, il revient sur le tournage de son tout premier film (Silver City) et une expérience fondatrice de son identité de cinéaste où le train a joué d'emblée un rôle... de premier plan :
"Mes histoires commencent toujours par des images. Quand j'ai commencé à tourner mon premier film, je m'intéressais uniquement à des "portraits de paysages". (...) Au fond, les plans ressemblaient à la peinture ou aux aquarelles que j'avais faites avant, sauf qu'à présent ils étaient enregistrés sur pellicule. Toutefois, un plan était différent. Il s'agissait d'un paysage vide avec des rails de train ; la caméra était tout près des rails. Je savais quand les trains passaient. Deux minutes avant l'arrivée du train, j'ai commencé à tourner, et tout semblait se dérouler exactement comme dans tous les autres plans de ce film : un paysage vide. Vide, à ceci près que, deux minutes plus tard, quelqu'un est entré dans le champ en courant, de la droite, à quelques mètres de la caméra, a sauté par-dessus les rails, a traversé le champ et disparu par la gauche. Et au moment même où il sortait du cadre, le train a surgi par la droite, encore plus surprenant que l'inconnu qui l'avait à peine précédé. (...) Dans cette "action" minuscule - un homme traverse la voie peu avant le passage du train - naît soudain une "histoire". Qu'arrive-t-il à cet homme, est-il poursuivi, peut-être a-t-il voulu se tuer, pourquoi est-il si pressé ? (...) Je crois que c'est à cet instant précis que j'ai commencé à devenir un conteur." (La Logique des images)




Après avoir passé la nuit à Bad Hersfeld, je veux rejoindre la ville d'Ostheim où sont censées avoir été tournées les séquences de l'imprimerie du père de Robert. J'ai repéré la ville sur la carte, à une cinquantaine de kilomètres, et pour la première fois je suis contraint de prendre l'autoroute. Je vais considérablement m'éloigner de la frontière, mais après tout il s'agit d'un moment du film où Robert lui-même quitte Bruno pour rendre visite à son père.
Une fois sur place, je constate que Ostheim est un petit village non loin de l'autoroute, mais qui n'a rien à voir avec... Ostheim ? Je m'en veux d'avoir été si stupide : le Ostheim de Robert (Ostheim vor der Rhön) se situe bien plus loin dans le film et donc évidemment bien plus au sud et toujours à proximité de la frontière !
Au lieu de revenir sur mes pas en empruntant à nouveau l'autoroute, je décide de changer d'itinéraire et d'en profiter pour explorer une route que je n'aurais jamais prise autrement. Ai-je l'intuition que cette erreur de parcours pourrait se révéler être une aubaine ? C'est en tout cas ce que je m'efforce de croire lorsque soudainement m'apparaît comme un flash, mais c'est bien réel : je viens de passer devant un décor du film, puis deux...

Les deux décors trouvés coup sur coup... sur un coup du sort : un plan fixe sur un passage du camion de Bruno, avec au loin le petit village de Neukirchen et en parallèle de la route les trains, toujours... et puis à Hauneck, environ deux kilomètres avant Neukirchen, ce que je m'amuse encore à considérer comme l'emplacement exact de la baraque à frites, ou à saucisses, séquence où Robert et Bruno font une halte.
Alors que Bruno achète Coca-Cola et hot-dog au comptoir d'un vieux combi transformé en snack, Robert traverse la route et comme il en a l'habitude dès que l'occasion se présente, se sert d'un téléphone. Dans cette séquence il s'agit en l'occurrence d'une cabine téléphonique. Elle n'existe plus aujourd'hui mais elle était située juste devant la façade d'un imposant corps de ferme à colombages que je reconnais instantanément.
Mais ce dont je suis réellement stupéfait, c'est de la présence d'un snack juste en face... même s'il n'est pas identique à celui du film et que l'environnement lui-même ne me semble pas vraiment similaire. Est-ce qu'à l'instar de la séquence de la station Texaco de Wittingen (où de la même manière Robert traverse la route pour utiliser un téléphone), Wenders aura tourné le champ et le contre-champ à deux endroits distincts ? Mais alors par quel hasard trouverait-on quarante ans plus tard une baraque à frites (ou à saucisses !) à l'endroit exact où elle est censée se situer dans le montage ? Je n'ai donc pas d'autre choix que de considérer que la scène aura été entièrement tournée à cet endroit... et cela me va très bien !
Evoquant la veine que j'ai eue de "tomber" sur ce décor en ayant la bonne idée de me tromper de route, je suis a posteriori d'autant plus touché par ce que nous dit Wenders de "cette scène où les deux personnages s'arrêtent sur la route, devant un vieux camion qui fait office de fast-food ambulant. En roulant, pendant le tournage avec Robby (son chef opérateur), nous étions passés devant cette roulotte, plus exactement on l'avait vue, et ce n'est que deux kilomètres plus loin que j'ai dit : "Robby, tu as vu ce que j'ai vu ?", on a ralenti et il m'a répondu : "Oui, et j'ai été étonné que tu ne t'arrêtes pas." On a fait demi-tour, suivis par la caravane du tournage, nous avons tourné tout le reste de la journée devant ce fast-food." (La Logique des images)

Après la Basse-Saxe et la Hesse, j'aborde la Bavière en empruntant les splendides routes de la région du Rhön. Je concentre mes efforts pour retrouver le décor de la Basaltwerk, usine désaffectée, site d'extraction de basalte à l'abandon dans lequel se déroulent plusieurs séquences centrales du film, juste avant que Robert ne quitte Bruno pour se confronter à son père : l'arbre mort, l'homme endeuillé, "Il n'y a que la vie"...
Landkreis de Gifhorn
Région de Wolfsburg
Landkreis de Helmstedt
Lander de la Hesse
Landkreis de Werra-Messner




Landkreis de Hersfeld-Rotenburg
Lander de la Bavière
Landkreis de Rhön-Grabfeld et de Hassberge



Landkreis de Kronach et de Hof
Je retrouve sans trop de difficultés la tour d'observation (Aussichtsturm) située dans le montage à proximité immédiate de la Basaltwerk. Mais elle se trouve en plein coeur d'un parc naturel et je ne trouve aucune trace de site industriel à proximité immédiate.
Il m'arrive de faire tant de kilomètres en voulant écumer toutes les routes du périmètre que j'en viens à ressentir un drôle de "mal de la route". Il me faut passer à autre chose et je me dis qu'il est probable que le site, qui semblait déjà en friche à l'époque du tournage, ait totalement disparu aujourd'hui.
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C'est à Hassfurt, sur les bords du Main, que je retrouve la trace de Robert. Au cours de sa progression vers Ostheim, on le voit passer devant l'église gothique et une grande bâtisse avec ses pignons à échelons facilement reconnaissables. Un peu plus loin, il traverse les voies de chemin de fer à hauteur d'un passage à niveau. Si la place de l'église n'a pas changé, le passage à niveau n'existe plus, mais un restaurateur entrouvre la porte de son arrière-cour pour me montrer l'endroit où il était situé.
Cela fait plusieurs jours que je n'ai plus découvert de décor en tant que tel, même si j'ai le sentiment d'avoir retrouvé les routes empruntées par le film. D'après ma liste les prochains décors devraient se situer dans la région du Rhön. Mais s'agissant de friches industrielles ou de bords de routes, je dois aller à la rencontre de personnes susceptibles de m'aider.
Je m'arrête au musée de la frontière de Bad-Sooden Allendorf, juste avant la fermeture. Gustav Nolte et ses collègues sont en pleine réunion mais ils prennent le temps d'étudier les photos du film que je leur présente.
Ils finiront par avorter leur réunion, consacrant le temps qu'il leur reste avant la fermeture du musée pour m'aider à définir quelques pistes.
De l'autre côté des montagnes, je m'arrête à Braunlage. Une séquence y aurait été tournée, le cinéma supplanté par un supermarché. J'y fais quelques courses mais pas de photos. Puis Herzberg, rue piétonne banale d'un centre-ville banal, quasi déserte. Le Capitol serait devenu le Central-Lichtspiele ? Je ne pousse pas très loin mon enquête, de l'autre côté de la rue même la boutique de jouets est vide.

Chance, pur hasard, ou bien signes... encore un signe ?
Je devrais parler de simples "coups de bol", et pourtant...
Fin de journée, je rentre dans Ostheim pour la toute première fois. Je traverse la ville en empruntant la rue principale. Arrivé à l'autre bout de la ville, je suis la direction de pensions indiquées sur plusieurs panneaux avec l'idée de trouver un endroit où passer la nuit. Je prends alors une rue au hasard, à droite sur les hauteurs de la ville. En roulant en direction d'une ferme, je remarque des colombes blanches qui volent en cercle dans la lumière du soir. Elles se posent un moment sur la toiture de la ferme avant de reprendre leur cycle de vol.
Je viens donc d'arriver dans cette ville que je ne connais pas et dans laquelle je m'arrête pour la toute première fois, à cet endroit précis juste pour prendre en photo un vol de colombes. Une femme est en train de balayer devant sa maison et je lui demande si ça ne la dérange pas que je me gare là un instant, le temps de prendre quelques photos.
C'est donc la première personne à laquelle je m'adresse et j'en profite pour lui demander s'il existe une imprimerie dans la ville...
"Bien sûr ! Je suis la soeur de l'imprimeur..."
Simple "coup de bol" ?... et en y repensant, c'est bien parce qu'on m'avait demandé si je photographiais les oiseaux que j'avais eu la chance de rencontrer des amis de Hanns Zischler au beau milieu de la campagne, au tout début de mon trip ?
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Aussi surpris l'un que l'autre, Heidrun me montre le journal du jour, toujours édité par la petite imprimerie familiale, puis elle appelle aussitôt son frère Völker pour l'informer de ma visite.
Ils se souviennent tous deux de cet été 1975 où, revenant de vacances, ils ont eu la surprise de constater que leur père avait accueilli une équipe de tournage.
D'après les souvenirs de Völker, Wim Wenders et son équipe seraient restés une semaine à Ostheim. Cela ne m'étonne pas outre mesure sachant que les scènes qui s'y déroulent sont d'une impressionnante intensité dramatique et que Wenders écrit au jour le jour.


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Völker est absolument charmant et son accueil des plus chaleureux. Je suis d'emblée saisi par le décor : les lieux n'ont pratiquement pas changé et j'ai le sentiment de sentir le film.
Il me raconte l'histoire de l'imprimerie fondée par son grand-père en 1907. Reprise de père en fils, c'est aussi et surtout le siège du journal local, le Ostheimer Zeitung. A l'image de Völker et avant lui de son père et de son grand-père, le père de Robert a consacré sa vie à son journal.
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Völker me montre l'édition ayant célébré en 2007 le centenaire du journal, avec la photo de son grand-père en première page.
Puis il le feuillette devant moi et s'arrête sur une page qui me remplit d'émotion : cette édition étant consacrée à l'histoire du journal, on y trouve un article évoquant le passage du cinéaste Wim Wenders à l'occasion du tournage de son film Im Lauf der Zeit...





On retrouve plusieurs éléments du décor : le bureau du père de Robert, surmonté dans le film d'une machine à écrire à laquelle il semble tenir plus que tout au monde ; la vieille presse typographique Heidelberg et la casse contenant les caractères d'imprimerie en plomb ; le portrait de Gutenberg...
Durant la nuit, pendant que son père s'est assoupi sur sa machine à écrire, Robert va trouver le moyen d'exprimer ses rancoeurs par écrit. Ainsi il va passer la nuit à composer puis presser une feuille de journal à titre personnel à son attention.



Je quitte Völker sur une dernière image dédiée à la passion de Wenders pour les appareils Polaroïd, celui-ci ayant fait son temps à la rédaction du Ostheimer Zeitung...
Retour à Hassfurt où le Lichtspiele C&C n'a pas survécu.
"No crew"
Pas d'équipe, pas d'équipage, plus personne à bord ?
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Je cherche tout de même à retrouver la trace du propriétaire des lieux. Lucia et Petra habitent la rue et me donnent quelques pistes. Mais il me sera impossible de le joindre ce jour-là.
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MIT WITZ
Mitwitz, je n’ai pas fini de t’écrire.
Je n’ai su qu’après que le nom de cette ville signifiait "avec esprit", dans le sens du "mot d’esprit", bref de la blague...
Mitwitz, bonne blague.
J’étais là, à photographier le Lichtspiele dont le dernier "e" était effacé quand...
"Carte non formatée, voulez-vous la formater ?" me demande le Nikon.
Un appareil photo peut-il être à ce point cynique ? Il me pose une question, il y a même un point d'interrogation. Mais qui s'interroge vraiment à ce point ? Sueurs froides, arrêt sur image, perte de la mémoire et puis très vite un état proche de la sidération.
Mitwitz, mauvaise blague.
Cette carte mémoire achetée une semaine auparavant, à Helmstedt, au tiers de mon voyage, de mon trip, de ma joie quotidienne à trouver les décors du film, à aller à la rencontre de la mémoire des lieux et des gens qui la portent... elle contenait dans les 1000 km, les 500 photos... quelle inconscience ! Je n’avais pas pensé une seule seconde que de travailler sur un support numérique exigeait de sauvegarder son travail quotidiennement.
Perte de la mémoire : perte de Schöningen, Markus et le Kurhaus ?... de la Quartzwerk et de la route de Goslar ? Toujours la route... de la baraque à frites (ou à saucisses, même plus drôle), de Neukirchen et de Rother Kuppe, l'Aussichtsturm ?... d'Ostheim vor der Rhön, les colombes de Heidrun, l'imprimerie de Völker ?... du C&C et de l’église de Hassfurt et de la route, toujours la route...
Au cours des deux jours suivants, des deux jours restants, je tâche de m’accrocher à l'espoir de récupérer des images qu'on n'ose même plus nommer : réduites à l'état de fichiers, de données et d'octets. Un bug et je suis soudain de retour dans la sale vie, brute et brutale, pleine d'accidents. A partir de là - et ça n’est pas qu’une impression - le ciel se couvre, la lumière est partie, les villes deviennent grises et embouteillées et plus rien n’est fluide.
Mauvaise nouvelle chez le photographe de Kronach et sa fière équipe de spécialistes de l’informatique : impossible de formater la carte pour espérer utiliser un logiciel de récupération de données. Le contrôleur est mort, on ne peut plus communiquer avec la carte. Plus de mémoire.
Avant de partir j'avais relu La logique des images et notamment le chapitre consacré au film, dans lequel Wenders évoque un début de tournage cauchemardesque : "Il n'y avait pas de scenario, et je l'avais voulu ainsi. Mais juste avant le tournage, j'ai connu des nuits de paranoïa où je me disais que je devais absolument déterminer davantage cette affaire, et, pris de panique, j'ai commencé une ou deux fois à écrire une vague fin débile. Pendant la première semaine de tournage aussi, la nuit, j'avais cette angoisse que tout foute le camp. Et alors, à Wolfsburg, nous avons reçu la nouvelle désastreuse qu'un accident de laboratoire avait rendu inutilisable le tournage de la première semaine, et qu'il fallait donc la recommencer. A ce moment, j'ai commencé par m'effondrer nerveusement, mais une fois que je l'ai digéré, cela a eu tout à coup quelque chose de libérateur. Je me suis dit : maintenant, il ne peut plus rien nous arriver, maintenant il n'y a qu'à risquer le coup. (...) Maintenant, advienne que pourra."
Est-ce que j'ai fini par "digérer" moi aussi, oui.
Est-ce que j'ai tout recommencé, non.
De retour à Paris j'ai apporté ma mémoire chez un chirurgien des puces, des cartes et autres disques durs. L'opération a réussi, récupération des données. Son adresse : rue Louis Braille... ça ne s'invente pas.
Cette expérience, je ne peux me résoudre à la placer au rang des anecdotes de voyage, elle fait intégralement partie de mon histoire. Plus encore, à l'instar de Wenders qui après avoir enduré la perte de ses images a ressenti comme une libération, elle m'a permis de dépasser les doutes que je pouvais avoir au sujet du sens même de mon projet.
Depuis lors, je sauvegarde, je sauvegarde, je sauvegarde.
Mit witz : avec esprit.



Les jours qui ont suivi, je me suis donc traîné tant bien que mal. Mais le voyage était déjà terminé. Plus la force de chercher d'autres décors ou de revisiter certains d'entre eux.
J’allonge tout de même jusqu’à Hof, histoire d’éteindre la lumière. Dans le synopsis il est dit que l’histoire se déroule de Lüneburg à Hof. C’est donc censé être la fin du voyage, mais ça n’est que le dernier plan du film.



Bruno est garé là, sous les néons du cinéma Weisse Wand dont Wenders se sert pour signer son film : WW, the end.
L'enseigne apparaît dorénavant comme murée.
C'est le dernier Lichtspiele visité par Bruno, un cinéma sans programmation mais que sa propriétaire entretient tel un sanctuaire : « Le cinéma est l’art de la vue, disait mon père. C’est pour ça que je ne peux pas passer ces films qui ne sont que de l’exploitation de tout ce qui est encore exploitable dans la tête et les yeux. On ne m’obligera pas à passer des films dont les gens sortent paralysés et abrutis par la bêtise, qui détruisent leur joie de vivre, qui tuent le sentiment qu’ils ont d’eux-mêmes et du monde. (…) dans l’état actuel, mieux vaut pas de cinéma, qu’un cinéma tel qu’il est maintenant.»
Clin d'oeil de l'histoire, ou histoire de faire un clin d'oeil : à présent on y vend des téléviseurs.
La petite gare décharnée de Wiesenfeld : dernier décor de Robert. Robert et l'enfant. Sa paire de lunettes de soleil en plastique et sa valise vide. Le sourire de l'enfant et le sourire de Robert, juste avant de prendre un train. Un train, indéfini, c'est la fin.


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Ce dernier décor visité est sans doute le seul qui me soit apparu tel un décor et rien d'autre : oui, un vrai faux décor de cinéma laissé là, à l'abandon, oublié quelque part au fond d'une impasse elle-même décor parmi d'autres décors dans un grand studio de cinéma, vide. Là, entre passé et présent. Entre le film et le réel.
Aujourd'hui un petit abri métallique, un lampadaire et un panneau lumineux pour indiquer les heures de passage des trains font office de gare. C'est fonctionnel. Mais juste derrière il y a une histoire, j'écris ce que je vois : un train s'arrête, personne ne descend, personne ne monte, le train repart.

Ce n'est pas tout à fait exact. Quelque chose d'invisible est monté dans ce train. Cette chose, c'est mon voyage qui prend fin et mon histoire qui commence.
Le présent fait déjà partie du passé, mon esprit est au retour et je dois dire que depuis Mitwitz... je m'y suis préparé.


J'avais repéré son nom sur la carte, à proximité de Wiesenfeld. Mon premier grand amour, démesuré et torturé.
C'était il y a longtemps, mais c'était le premier.
Alors oui, un dernier petit détour s'impose.
Avant de rentrer à Paris, not Texas.
Elsa, Bavière.
Si dans le découpage de la salle de spectacle le rez-de-chaussée a été complètement réhabilité, il n'en est pas de même pour le niveau supérieur. Lorsque Markus m'y accompagne, il s'agit de progresser avec prudence car le plancher est instable par endroits. Ce niveau existait donc déjà à l'époque et se situait vraisemblablement à l'arrière de la cabine de projection, des pièces vides que je parcours avec le sentiment d'avoir changé d'époque...
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Enfin les montagnes sont derrière moi et je retrouve peu à peu la route : champs et vallons pleins de nuances, fausses teintes sous un ciel menaçant mais j'aime ça. Je retrouve la route notamment grâce aux trains, aux rails : à ce moment du film le camion de Bruno roule de plus en plus souvent le long des voies de chemin de fer. Je suis bel et bien de retour dans le film.
Arrivé à Mitwitz, c'est à nouveau un fantôme de cinéma qui apparaît. Le Frankenwald Lichtspiele s'efface au fil du temps. Je ne sais toujours pas quelle séquence y a été tournée, car aucun plan extérieur n'a été conservé au montage et le lieu est condamné (le mot est choisi).
Je glane quelques renseignements pour là aussi retrouver la trace du propriétaire et je commence à photographier les murs qui témoignent encore de la mémoire des lieux.
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Lichtspiele : je me suis mis à aimer ce mot, à aimer le prononcer.
Klein Licht Spiele... jeux de lumière... et je repense aux rires des enfants de Schöningen assistant au jeu de lumière de Robert, sur son piano, et de Bruno... sur son échelle.
Dans la cour adjacente les portes latérales du petit cinéma sont closes, plus de lumière, restent des jeux sans enfants.
Et puis c'est la fin, la fin avant la fin
La frontière, no man's land intérieur, cicatrice de l'Histoire


"Au fil du temps devrait aussi être un film sur la fin du cinéma." (La Logique des images)
En tombant sur ce petit cinéma fermé de Domitz, Lichtspiele éteint depuis déjà quelques années, je réalise d'emblée qu'à travers mon périple il me sera donné de mesurer la réalité de ce que Wenders annonçait quarante ans auparavant, et ce dès la toute première séquence du film : "Vous pouvez vous imaginer que dans quelques années il n'y aura plus de cinéma dans les petites villes ?"
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Rue du Mur : Robert s'arrête un instant sur le petit pont en contre-bas duquel un groupe d'enfants s'amuse à fabriquer des bateaux en papier. Il les rejoint et s'assoit au bas des marches. Robert leur emprunte un journal avant que les nouvelles du jour ne s'écoulent à leur tour, au fil du temps, au fil de l'eau.
Plus d'une fois au cours du film, Robert se procurera ou bien trouvera un journal par terre, comme pour se rassurer sur le cours des choses, le cours du monde. Ce sont bien souvent des journaux locaux, autant d'indices qui me permettront de déterminer plus précisément les régions traversées.
C'est donc le montage qui aurait permis à Wenders de relier les deux lieux, simple ellipse géographique somme toute assez classique. Si dans un premier temps cette éventualité m'a paru aller à l'encontre de l'aspect réaliste du film et des contingences du tournage, elle m'a aussitôt obligé à reprendre conscience qu'il s'agit de cinéma et que Wenders a totalement maîtrisé la mise en scène de son film :
"Je voulais que ce soit un film de cinéma. (...) L'aventure que nous voulions créer devait entièrement imprégner le film, mais pas son langage, son apparence. (...) Il ne fallait pour rien au monde que cela ait l'aspect d'un documentaire." (La Logique des images)
Et c'est là qu'on peut prendre toute la mesure de la gageure d'un film dont les critiques diront qu'il "documente le réel". Mais comment arriver à rendre compte du réel à ce point tout en utilisant tous les outils qu'offre le cinéma : lumière artificielle, travellings, grues... voilà une merveilleuse illustration de ce que peut-être la réalisation : rendre réel est une chose et c'est d'ailleurs le propre de la fiction, mais au-delà des artifices rendre le réel est un exercice beaucoup plus exigeant.
"Pour la première fois, je me vois comme quelqu’un qui a vécu un certain temps, et ce temps, c’est mon histoire." (Bruno)
... surprenante parce que justement elle n'est pas choquante.
Dans une interview datant de 1976, Rüdiger Vogler est interrogé sur cette scène : "Je devais faire pipi, mais à chaque prise je ne pouvais pas. Alors, j'ai dit lors d'une prise : "La prochaine fois, je vais chier"... Mais ce n'est pas important."
Dans tout autre film (où l'histoire est fragmentée dans le cadre d'un scenario construit et pensé en amont du tournage), la scène aurait probablement paru choquante : écrite à l'avance, donc programmée dans un plan de travail, elle aurait inévitablement soutenu une fonction transgressive, faisant rire ou provoquant le dégoût... Mais pas ici, pas chez Wenders pour qui les scènes révélant le quotidien des personnages portent en elles-mêmes une fonction narrative qui n'est autre que de témoigner de l'existence de ses personnages... et qui ne se conjugue qu'au présent.
Dans cette même interview, une phrase de Rüdiger Vogler résume parfaitement ce parti pris : "Un film, c'est toujours un peu l'image d'une réalité (...) Un acteur c'est aussi l'image d'un homme réel."
Et c'est bien cela qui prévaut dans l'ensemble du film sur le fait qu'une scène serait censée faire "avancer l'histoire" en racontant absolument quelque chose. Et c'est aussi ce qui fait de ce film un objet unique, dans la mesure où à mes yeux Wenders n'est jamais allé aussi loin dans sa volonté de témoigner d'une histoire plutôt que de la penser.
Dans son préambule à sa Logique des images, Wenders répond à la question "Pourquoi filmez-vous ?" :
"Quand j'ai fait mon tout premier film avec une caméra 8mm, à douze ans, je me suis mis à la fenêtre de la maison et j'ai commencé à filmer la rue devant, les voitures, les passants. Mon père m'a regardé et m'a demandé : "Mais qu'est-ce que tu fous là avec ta caméra ?" et j'ai dit : "Ben, je filme la rue !" comme s'il n'y avait rien à ajouter. Je me rappelle bien que j'étais étonné, même déçu, qu'il trouve ça inutile. "Ça sert à quoi ?" me demandait-il. Je n'avais pas de réponse. Je regardais ma petite Bolex, puis la rue, et je me taisais, drôlement abattu. Dix ou douze ans plus tard (et c'est seulement maintenant que je fais cette liaison), j'ai fait mon premier court métrage en 16 mm. Les bobines duraient environ trois minutes. Je filmais des carrefours de Munich, du cinquième étage, sans bouger la caméra, du début de chaque bobine jusqu'à ce qu'elle soit complètement dévidée. L'idée d'arrêter la caméra avant ne m'est pas venue. Après coup, j'imagine que cet acte me serait apparu comme un sacrilège (...) je ne peux citer exactement une phrase de Béla Balazs, qui m'a pourtant beaucoup ému, où il parle de la possibilité (et de la responsabilité) du cinéma de "montrer les choses comme elles sont", et que le cinéma peut "sauver l'existence des choses". Oui, voilà. (...) La sacrée question. Pourquoi je filme ? Eh bien parce que ! C'est trop incroyable de ne pas le faire ! Quelque chose se passe, on voit la chose se passer, la caméra la regarde, la garde, elle est sur pellicule, on peut la regarder de nouveau - re-garder ! La chose n'est plus là, mais le regard est là, la vérité du regard sur ce moment, la vérité de l'existence de cette chose, elle n'est pas perdue, mon regard n'est pas perdu (...) La caméra, c'est l'arme du regard contre la misère des choses, qui est : disparaître. Pourquoi se servir de cette arme, pourquoi filmer ? Vous ne connaissez pas une question moins bête ?"
Wolfsburg
En arrivant à Helmstedt et après avoir glané quelques renseignements, on m'indique enfin la direction du Roxy.
Je traverse la rue en même temps que des enfants accompagnés de leur père. lls se tiennent tous la main et je réalise en les suivant qu'une séance va débuter.
Un film d'animation... animation : le Roxy d'Helmstedt est bel et bien vivant !
Quelque peu aveuglé par mon enthousiasme il ne m'est pas venu à l'esprit d'ouvrir le tiroir, ce que faisait Robert dans le film, y trouvant une revue porno et une seringue... 1975, Wenders dépeint la lente agonie des cinémas des petites villes en révélant une déchéance de la programmation liée tant au vide culturel ambiant qu'à des contingences purement économiques :
"Les rares distributeurs qui fournissent encore les cinémas de village traitent ceux-ci comme les derniers des derniers. Ces salles, par exemple, ne peuvent plus composer leur propre programme, c'est à dire imposer les moindres conditions : si elles veulent avoir de la pellicule, il leur faut prendre tout le portefeuille, c'est à dire toute la camelote dégradante qui, dans les villes, est cantonnée aux environs des gares." (La Logique des images)
Ce sont alors les images de violence et de sexe qui occupent l'espace. Bruno entretient les projecteurs, on le suit de salles en salles, et pourtant le cinéma semble appartenir au passé. On ne parle jamais de cinéma mais de ce qu'il a été. Bruno ne semble entretenir les projecteurs que pour que l'on puisse un jour à nouveau projeter des films... des films dignes de ce nom.
En attendant les bobines tournent à vide et les projectionnistes se branlent...
Schöningen
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Markus n'a jamais vu le film, il ne peut donc pas savoir que dans cette scène Bruno était perché sur une échelle double, juste derrière l'écran...
Or la première chose qu'il fait en pénétrant dans la pièce, c'est de monter sur une échelle posée là, juste derrière l'écran aujourd'hui invisible.
L'échelle permet d'accéder à la sous-pente, mais elle est bien trop instable et aucun de nous deux ne dépassera le troisième barreau...
Seuls vestiges du cinéma trouvés là : une petite portion de ce qui devait être une issue donnant accès à la salle, derrière l'écran ; ainsi que les restes des lampes qui ornaient la salle de part et d'autre de l'écran.
Arrêté à un passage à niveau, je saisis mon appareil. Attentif à mes réglages et à la vitesse du train au moment de la prise de vue ce n'est que le soir venu, en triant mes photos, que je remarque le tag sur le mur : "No Nazis"...
Ainsi le même phénomène se produit : en prenant une image sans intention particulière, une "histoire" s'invite et la transforme littéralement. Sauf qu'ici, c'est l'Histoire qui s'impose et qui soudain, de par sa nature, s'oppose à la possibilité même de raconter des histoires.
Tout au long de mon voyage, je n'ai cessé d'être surpris et ravi par la disponibilité de tous ces gens dont je sollicitais régulièrement l'aide. Pour la plupart, ils semblaient se prendre au jeu et faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour m'apporter leur éclairage. Pourtant très peu d'entre eux avaient vu Im Lauf der Zeit et aussi surprenant que cela puisse paraître, il m'est arrivé plus d'une fois de devoir spécifier que Wim Wenders était un grand cinéaste allemand !... Toujours est-il que lorsque je présentais les photos tirées du film et que j'en résumais l'histoire, je pouvais clairement remarquer l'intérêt suscité. Oui, j'avais le sentiment qu'il s'agissait bien de LEUR histoire.
Ainsi une évidence m'est apparue très rapidement : certes je découvrais un territoire, des paysages, ces fameux décors dans une virée en solitaire... mais je n'aurais jamais eu accès à la mémoire des lieux sans ces rencontres, réalisant qu'au-delà du côté "obsessionnel" de ma recherche, elles m'importaient tout autant que de trouver les décors du film, si ce n'est davantage.
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Le belvédère a été réhabilité en un hôtel quelque peu insolite mais fermé le jour de mon passage. Je décide donc de remettre ma visite à plus tard afin de pouvoir monter au sommet, à l'instar de Bruno dans le film.
Là encore les deux décors ont été réunis par la magie du montage et je passe de nombreuses heures à chercher la Basaltwerk. J'ai la quasi-certitude qu'elle se situe dans cette même région, qui a effectivement un passé industriel lié à l'extraction de basalte.
Ostheim vor der Rhön
Hof
Le quai d'une gare, dernier décor
"Dans les films, les enfants sont toujours là pour vous exhorter à ne pas oublier la curiosité et l’absence de préjugés avec lesquels on peut rendre le monde visible." (La Vérité des images)
Longue journée à travers la ville pour retrouver un décor du film. A force de persévérance et sur les conseils du journal local, je finis par rencontrer la personne qui saura faire avancer mon enquête, le pasteur Blomberg. Tout le monde le connaît à Wittingen et l'histoire de la ville n'a pas de secret pour lui.
Le propriétaire actuel nous confiera que l'homme au regard troublant qui jouait dans la scène avec Rüdiger Vogler habitait bien là et qu'il était forgeron : Hermann Schultz n'est plus de ce monde mais d'après la conversation animée entre le propriétaire des lieux et l'ami du pasteur, il laisse derrière lui de nombreux souvenirs... une forte personnalité ! Voilà qui ne m'étonne pas outre mesure sachant que sa présence à l'écran procure en effet... un effet relativement étrange.
Hassfurt
Un dernier détour
1er juillet 1975, Wim Wenders et son équipe entament le tournage de Im Lauf der Zeit (Au fil du Temps), avec dans les rôles principaux Rüdiger Vogler (Bruno) et Hanns Zischler (Robert). Ils prennent la route le long de la frontière entre les deux Allemagnes avec une page de scenario (le début du film, la rencontre entre les deux personnages) et un itinéraire à suivre jalonné par les Lichtspiele, ces petits cinémas de campagne voués à disparaître.
1er juillet 2015, je pars seul sur les traces du film. Ce projet s'est imposé à moi quelques jours auparavant. C'est mon premier voyage en Allemagne et dans l'improvisation la plus totale je prends à mon tour la route avec une carte routière, quelques images tirées du film et mon appareil photo. Je m'arrête au préalable à Düsseldorf où j'obtiens de la Fondation Wim Wenders une liste répertoriant une partie des lieux de tournage, autant de décors que je vais alors m'efforcer de retrouver.
Dans un premier temps ma démarche est liée à une recherche purement photographique. Ayant décidé de partir sur une impulsion, je n'ai aucune idée de ce que je vais trouver en chemin, ni que de ces images pourrait naître une histoire. Quant aux raisons qui m'ont littéralement poussé à entreprendre ce "trip", elles sont à la fois multiples et intimes. Mais à l’origine de cette quête personnelle il y a bien l’empreinte laissée par la découverte du film au Saint-André-des-Arts vingt-cinq ans auparavant, lorsque jeune homme je profitais avec un appétit insatiable d’une rétrospective Wim Wenders dans ce cinéma d’Art et Essai du quartier latin. Ainsi c'est le souvenir indélébile de mon expérience de spectateur qui s'est soudainement manifesté, un souvenir mué en un et un seul désir qui aussitôt a pris la forme d'un mouvement, une priorité : partir.
Quelques jours avant mon départ je revisionne le film et dès la première image me voilà d'emblée (et à nouveau) "happé" : un carton décrit les contingences de ce tournage-voyage "tourné en onze semaines du 1er juillet au 31 octobre 1975, entre Lüneburg et Hof, le long de la frontière de la RDA"... or nous sommes fin juin et par la force des choses je serai probablement sur les traces du film quarante ans après son tournage, jour pour jour. Pur hasard, certes, mais au sortir d'une telle expérience je dois avouer que la notion de hasard s'est peu à peu délitée à mes yeux, au profit d'autant de signes...
Je suis un paragraphe. Cliquez ici pour ajouter votre propre texte et me modifier. C'est facile.
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Landkreis de Lüchow-Dannenberg
A partir de Schnackenburg la frontière quitte le lit de l'Elbe et trace plein sud, elle sera dorénavant plus effacée encore.
Tôt ce dimanche matin, sur une petite route de campagne le long de la frontière fantôme, j'aperçois un homme et une femme. Ils ne portent rien d'autre qu'une serviette autour de la taille.
En les doublant, je leur demande si la route est accessible aux voitures. Ils me répondent par l'affirmative, je m'apprête alors à les dépasser...
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Au fil du temps, l'état des lieux


Düsseldorf, visite improvisée dans les locaux de la Fondation Wim Wenders en quête d'une liste des décors avant de remonter jusqu'à Hambourg et de prendre la route du film. Düsseldorf, ville natale du cinéaste, mes premiers pas en Allemagne... à peine sorti de la gare et une première image s'impose en guise de prélude à mon voyage : la statue d'un photographe trône sur une colonne publicitaire et juste derrière, plein axe, l'enseigne d'un vieux cinéma. Une image évoquant tout à la fois la fin du cinéma (l'un des thèmes majeurs du film) et la genèse du cinéma de Wenders (cinéaste en tant que photographe).
"Une photo est toujours une image double : elle montre son objet et - plus ou moins visible, "là-derrière" -, le "contrecoup" : l'image de celui qui photographie au moment de la prise de vue (...) Oui, un appareil photo voit devant lui son objet et il voit derrière lui la raison pour laquelle cet objet devait être fixé. Il montre simultanément LES CHOSES et LE DESIR de ces choses (...) A travers le « viseur » celui qui vise peut sortir de lui-même et être « de l’autre côté », dans le monde, il peut mieux se souvenir, il peut mieux comprendre, mieux voir, mieux entendre, plus aimer (...) Chaque photo, chaque "UNE FOIS" dans le temps, est aussi le début d'une histoire qui commence par "Il était une fois..." (Wim Wenders, Une fois, images et histoires, 1994 L'Arche)
Prélude
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Au fil du temps
L'état des lieux
Mais ayant remarqué mon appareil posé sur le siège passager, l'homme me demande si je photographie les oiseaux.
La question m'amuse mais... "Non, je suis sur les traces d'un film tourné il y a quarante ans dans la région, Au fil du temps..."
"Im Lauf der Zeit... Ah oui ? Nous connaissons bien Hanns Zischler, c'est un ami."
Ils sortent peut-être du bain, mais moi JE TOMBE DES NUES ! Hasard total, rencontre improbable, et me voilà à une poignée de main de l'un des deux acteurs principaux du film.
"Ça devrait l'intéresser" me confient-ils... et moi donc !


D'après les photos tirées du film que je lui présente, le pasteur Blomberg n'a pas de doute sur le corps de ferme qui en réalité était à l'époque une coopérative agricole.
Il me conduit sur place et désigne son emplacement exact, aujourd'hui celui d'un bâtiment plus moderne à la sous-pente démesurée. Tout en restant courtois, je lui fais part de mon scepticisme, car si je veux bien croire que la coopérative a disparu je ne reconnais absolument pas la configuration des lieux en ce qui concerne le contre-champ et la perspective de la route.
Mais en matière de scepticisme le pasteur a du répondant... Nous contournons le bâtiment. Il me présente alors à son ami Karl Reuter, ancien militaire aujourd'hui propriétaire d'un garage et doté d'une mémoire d'éléphant. En étudiant les images que je lui présente, non seulement il confirme que c'était bien l'emplacement de la coopérative, mais il reconnaît aussitôt le contre-champ : la petite station-service Texaco. Elle ne se situerait effectivement pas au même endroit, mais dans un hameau à 5 km de là.



Le prochain décor de cinéma est censé se trouver à Schöningen. En arrivant en ville, j'apprends qu'il a été transformé en restaurant, le Kurhaus.
La bâtisse est immense, le restaurant fermé. Je ne mets pas bien longtemps à trouver les propriétaires qui me présentent aussitôt leur fils, Markus.
Il m'écoute évoquer le motif de ma visite, la mémoire du film de Wenders... mais il semble surpris. Silence, puis il sourit et me dit :
"C'est drôle, je pars demain matin à New-York pour retrouver les décors d'un film tourné en 1978..."

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Me voilà aussi surpris que lui, c'est drôle oui... non, c'est incroyable ! Voilà un type qui débarque dans une petite ville de Basse-Saxe avec l'idée quelque peu farfelue de trouver les décors d'un film tourné 40 ans auparavant et qui rencontre un type qui s'apprête à traverser l'Atlantique avec l'idée quelque peu farfelue de trouver les décors d'un film tourné 37 ans auparavant...
Markus m'explique qu'il est le jeune fondateur et rédacteur d'un magazine dédié au cinéma fantastique et diffusé dans toute l'Allemagne, "Der Zombie". Il part sur les traces d'un film de Walter Hill sorti en 1979, intitulé "The Warriors". Il s'agit d'un film dit "de gangs" traitant de guérilla urbaine, violent, subversif et censuré à l'époque de sa sortie. Markus évoque les origines de sa passion pour le cinéma fantastique, le video club de Schöningen, lieu sacré de son enfance...
Certes nous ne sommes donc pas passionnés par les mêmes films, mais au-delà de cette nuance de goût la similitude de nos démarches respectives fait d'emblée naître une connivence entre nous. Markus remet à plus tard la préparation de son voyage et m'ouvre les portes du restaurant de ses parents. Nous allons gratter les murs jusqu'à retrouver la mémoire du Lichtspiele.

De Schöningen à Herzberg, perdre le fil...



Back on the road, je reconnais les paysages du film parsemés de pylônes et de cerisiers déformés par le vent. Après ça, plus rien. L'air se rafraîchit, des montagnes se rapprochent. Passé Goslar, je fais le plein de vide : traversée du parc national de Harz, routes sinueuses à travers les montagnes, les forêts de sapins où il me semble que je perds le fil.
Les journées ont été longues, déjà beaucoup de kilomètres parcourus, je ne reconnais plus rien. S'il est évident qu'aucune scène du film n'a été tournée dans cette zone montagneuse, il me faut pourtant la traverser. Une fois passé de l'autre côté, est-ce que je retrouverai le film... en attendant, ce vide fait trop de place au doute : est-ce que tout ça a un sens ?
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Entre réalité et décors,
à la recherche d'un début de film,
d'un fil à tirer, d'une première piste,
d'une première trace,
d'une première image
le long d'une frontière invisible


Champ et contre-champ
D'un côté : l'enfant adossé à la baraque en bois. Il a un cahier d'écolier et lorsque Robert lui demande ce qu'il fait, le petit garçon lui répond qu'il écrit ce qu'il voit : "Je décris une gare. Tout ce que je vois : les rails, le ballast, l’horaire. Le ciel, les nuages."
Contre-champ : Robert adossé à la baraque en bois, à côté de l'enfant. Il n'a qu'une valise vide et des lunettes de soleil en plastique.
Echange. Ils échangent : les lunettes et la valise contre le cahier.
Une première version de Weisse Wand Road (Au fil du temps, l'état des lieux) a été présentée de manière relativement confidentielle fin 2015. A cette époque je ne considérais pas encore ce site comme une finalité en soi, il s'agissait alors de présenter mon travail afin de pouvoir le développer sous la forme d'une exposition ou d'une édition. En septembre 2017, la Fondation Wim Wenders me met en contact avec un commissaire d'exposition : David Ellis supervise un événement culturel à l'occasion de la réouverture d'un cinéma historique de la ville de Cluj-Napoca, en Roumanie. Au Fil du Temps sera projeté lors de l'inauguration du cinéma et je suis invité à y présenter mon travail. Cette invitation me donnera un nouvel élan pour refonder le site et signer sa version définitive. Je le considère à présent comme un objet en soi, à partager avec tous ceux qui voudront poursuivre leur expérience de spectateur (ce site a été conçu et mis en page pour une lecture sur PC, une version Mobile optimisée est disponible mais ne vous offrira pas le même confort de lecture).
Jérôme Tardieu
Jérôme Tardieu / Weisse Wand Road / 2018
liens internet
Fondation Wim Wenders
Photos du film
Galerie photos (Film Grab, A growing archive of stills from the best film ever)
Vidéos
"Ma bande annonce" , montage personnel d'un internaute sous forme de bande annonce
Articles
Renouer les fils de la mémoire, par Jenny Brasebin (Août 2007, Hors Champ)
Au fil du temps (1976) ou la loi du seuil, par Isabelle Singer (2010, Conserveries mémorielles)
Far East (Au fil du temps), par Cornelius (Mars 2010, L'Observatoire)
Remerciements
Claire Brunel et Berndt Eichhorn (Fondation Wim Wenders), David Ellis, Monica Sebestyen (Cinema Arta, Cluj-Napoca), Ian Atkins (version anglaise), Dimitri Beck (Polka Magazine), Hacene Boularas (Ordidocteur) / Sur la route : Ilka et Andreas Klatt, Gisela Stelly-Augustein, Kurt-Ulrich Blomberg, Karl Reuter, Angelika et Harald Pape, Martina et Mathias Torkler, Ben, Mario Shrader, Markus Haage, Gustav Nolte, Heidrun Sporck, Volker Gunzenheimer, Lucia, Petra.
La logique des images, Wim Wenders (1988, l'Arche)
Une Fois, images et histoires, Wim Wenders (1994, l'Arche)
La Vérité des images, Wim Wenders (1992, l'Arche)
Renouer les fils de la mémoire, par Jenny Brasebin (Août 2007, Hors Champ)
Wim Wenders, Peter Buchka (1986 Rivages/Cinéma)
Entretien avec Rüdiger Vogler, Interview par Jacques Grant (Munich 1976)
ouvrages et articles cités



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